« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »
Paul Valéry.
« L’art d’habiter le monde » peut s’entendre en bien des sens :
Existentiel d’abord car nous sommes au monde sans l’avoir demandé. Il faut donc nous y ménager un séjour ; nous le rendre habitable.
Or aussitôt que se développe en nous, comme en un miroir (spéculum), cette faculté proprement humaine qui consiste à réfléchir notre pensée, nous prenons conscience de nous-mêmes, infimes au sein de l’infini, comme venant de naître, et voués à la mort. C’est alors que nous sommes sortis de ce jardin merveilleux où tout n’était que joies et innocence.
Dès lors, nous ne pouvons nous empêcher d’interroger le ciel, de nous poser des questions [1]. Ce qu’avant nous la nature, l’animal et le petit enfant innocent, les arbres et les montagnes, jamais n’avaient fait : « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? » et ainsi sans fin jusqu’aux abîmes et aux raffinements extrêmes de nos spéculations philosophiques.
Ainsi, hantés par ces questions auxquelles nul ne nous répondra jamais, dans cette solitude et cette angoisse profonde qui nous vient de cette séparation d’avec le monde de l’innocence, nous nous sommes sentis étrangers à cette nature de laquelle nous sommes nés, étrangers à nos frères et à nos sœurs qui vivent avec nous sur la terre, étrangers à la terre même dont nous sommes faits. Ainsi avons-nous construit nos maisons et nos villes, et colonisé le monde en ignorant ce que la sagesse accumulée dans les mots des langues populaires nous disent pourtant depuis longtemps, à savoir que nous sommes des enfants de la « nature » : natura ; natus, physis, ou quelque soit le nom que l’on ait donné à ce qui nous donne vie et porte le monde à continuer sa course[2].
C’est pourquoi l’art d’habiter le monde, que certains nomment l’art de ménager la nature pour notre séjour de “mortel“[3] , suppose que nous développions cet art (technè) afin de ménager cette « nature » qui est la nôtre et qui nous comprend, comme elle comprend le monde même.
Pratique, si l’on entend bien dans le mot art, la technè, comme la pensée même sont entièrement asservis à l’amélioration de notre vie humaine au long de notre séjour sur terre. Car l’art d’habiter le monde est également une praxis que l’on peut traduire par manière d’agir, usage ou mode de vie dans lequel il y a tout ce que l’on range sous le terme de « l’art de vivre » et qui n’est pas séparé des questions existentielles évoquées d’abord.
Car cet art de vivre se détermine et se ritualise en us et coutumes en fonction de l’environnement premier, puis lorsque les hommes commencèrent à se ménager un espace dans le monde au moyen de la technè, lorsque autrement dit ils se mirent à éclaircir une terre et y bâtir leurs demeures, les usages et modes de vie en déterminèrent les formes, tout autant que les formes issues de leur art déterminèrent en retour leurs modes de vie.
Ainsi l’art d’habiter le monde ne peut-il être divisé entre l’art de construire et l’art d’habiter, entre la technè ou la poïésis et la praxis[4], puisque l’une et l’autre sont étroitement liées dans leur genèse comme l’escargot et sa coquille[5].
Et si l’on songe à la façon dont la vie et l’art sont aujourd’hui séparés, et presque opposés tant nos vies sont régies par des normes, on peut douter de ce que notre façon contemporaine d’habiter le monde ne relève encore d’un art qui soit l’expression de nos vies selon leur nature la plus libre.
Politique ensuite en ce que cet « art » — l’art d’habiter le monde— qui est le propre de l’homme, ne peut se concevoir comme un fait individuel mais est toujours le fait d’une culture et d’une communauté : de l’affiliation généalogique et tribale à la communauté politique des premières cités. L’art d’habiter le monde ne peut être l’art d’Adam au paradis —d’un seul être—, mais est toujours nécessairement l’art d’un partage de l’espace. Or tout partage de l’espace est un acte fondamentalement politique puisqu’il suppose des règles négociées. C’est en effet par ce partage de l’espace par des murs (comme autant de lois d’airain ou de simples pierres) que nous pouvons seulement coexister, retranché du monde infini ; et c’est par les ouvertures dans ces murs que nous restons reliés au monde, celui de la nature et des autres hommes. Ainsi l’architecture de la ville est-elle sous tous ses aspects, éminemment politique.
Artistique enfin. Car si l’art est le propre de l’homme agissant, au contraire de la nature, sur autre chose que lui-même, il n’en reste pas moins que c’est la nature à travers nous qui commande à l’art, comme à tout ce qui est. Et la façon particulière qu’a la nature de commander à l’art, passe par ce “génie“ créateur qui est le propre de l’esprit humain[6]. Ainsi parlons-nous de « genius loci » lorsque l’homme a-ménage la nature par son “génie“, soit cet art véritable que la nature en nous commande. Et c’est la raison pour laquelle l’homme ne pourra jamais commander à la nature, sinon en lui obéissant[7].
Car c’est bien de lui désobéir qui nous mène toujours aux vanités, à la « maladie des civilisations »[8] et à travers ce mal spécifiquement humain, à l’anéantissement de toute harmonie, de toute beauté, et de toute joie.
Ainsi est-ce en nous d’abord et non hors de nous qu’il faut chercher l’accord avec la nature et avec la vie qui n’est autre que la nature en nous polarisée, et singularisée. Et c’est ainsi que l’homme devient cette “créature créatrice“ qui engendre selon sa nature par les voies de son esprit. « L’art d’habiter le monde » consiste alors à agir conformément à la nature avec les moyens de la technique.
L’accord de la Nature et de l’art.
Ici se joue le rapport essentiel et souvent perdu de vue entre l’art (technè) et la nature (physis). Car l’art doit en effet suivre la nature, comme l’ont affirmé tant de grands esprits, philosophes, savants et artistes, depuis l’antiquité jusqu’à l’époque moderne, mais selon une autre voie qu’elle.
La confusion introduite par Descartes qui a réduit les œuvres de la nature à celles de l’art, au sens de la mécanique[9], a malheureusement laissé de très profondes traces dans notre culture. De même pour l’idée Platonicienne d’un divin démiurge qui procède selon les nombres et la géométrie. L’un et l’autre ont nié la génération, soit le mode de la création naturelle de tout ce qui vit, et du monde même qui chacun le sait aujourd’hui, n’est pas sorti de l’atelier d’un ouvrier divin, ils ont nié la physis des anciens grecs, la Natura naturans des scolastiques.
C’est cette physis qui se transforme par l’homme en une poïésis, puisque tout ce que l’homme fait, est au fond commandé par la nature[10].
Et c’est pourquoi sans doute les œuvres dépourvues de cette qualité poétique sont dites artificielles en ce sens qu’elles manquent de naturel. Tandis que les œuvres du génie sont toujours qualifiées de naturelles[11]. C’est ce que l’on remarque dans les œuvres du génie humain qui nous dépassent et nous demeurent incompréhensibles, car elles ressemblent dans leur perfection aux œuvres de la nature et l’on ne peut concevoir comment elles ont été faites.
L’art d’habiter le monde est donc poïétique, en ce que l’art agit selon la nature avec les moyens de la technique. Cet art agi selon la nature en nous, s’accordant avec la nature qui est hors de nous, mettant ainsi la technique[12] au service de la nature.
Partout où la poésie s’absente, les hommes ont oublié la nature ; non seulement cette nature qui nous est extérieure, qui nous comprend, et dont nous sommes les enfants prodigues, derniers nés, mais encore, « sa nature », celle qui est en nous et sans laquelle il ne saurait y avoir ni “génie“[13], ni œuvre véritablement humaine, mais seulement le désert de l’âme, un monde sans vie et sans devenir, celui de la machine sans vie[14]. Car la technique n’est que le moyen et non jamais la fin qui est hors d’elle. C’est la nature et la vie qui sont nos finalités sans fin, et qu’il nous faut poursuivre pour elles-mêmes et non pour autre chose.
C’est pourquoi
a-t-on pu écrire que « l’homme habite en poète » [15]. L’œuvre humaine
est poïétique ou n’est rien, et sans âme retourne au néant, à l’insignifiance des bruits du monde.
[1] Kant dit que nous ne pouvons l’éviter car cela est « dans la nature même de notre raison ». (Préface 1° édition de la critique de la faculté de juger 1781).
[2] Cf. Aristote, PHYSIQUE chapitre 1, § 1 à 10 : - « est nature, ce qui possède en soi le principe de son mouvement et de son repos ».
[3] Si l’on se permet une déconstruction de la langue inspirée d’Heidegger. Le « a » privatif d’a-ménager doit aujourd’hui disparaître pour revenir au ménagement de la nature (au sens de la physis et de tout ce qui est), par opposition à son effacement, à la table rase qui est une négation de l’histoire, de la mémoire des formes et de toute matière, des territoires et des hommes, et finalement de la nature entière.
[4] L’opposition Aristotélicienne entre poïésis et praxis, de même que la distinction entre l’œuvre et l’action chez Arendt qui s’inscrit dans cette tradition, ne résistent pas à l’analyse, toute œuvre étant une forme d’action, une relation à l’autre, et toute action ayant en vue une œuvre, fut-elle éphémère. Cf. du même auteur, L’ŒUVRE ET LE TEMPS V, l’art politique. Editions Poïésis 2005.
[5] Lire à ce propos « L’homme et la coquille » Paul Valéry in Variété œuvre philosophiques, Gallimard Œuvre I
[6] Nous prenons ici le mot de génie au sens commun du « génie des hommes » et au sens ancien, des « daïmon » de l’antiquité grecque, et adoptons la définition Kantienne pour qui le génie est la libre expression de la nature en nous : « le génie est la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne ses règles à l’art. » précisant que la libre expression du génie a toujours été contraire aux règles prescrites par les écoles. (Cf. Critique de la Faculté de Juger, § 46 à 50)
[7] « on ne peut vaincre la nature qu’en lui obéissant » Novum Organum, troisième thèse, Francis Bacon 1620
[8] Ainsi que Leroi-Gourhan nomme les civilisations qui divergent de la nature. « On ne peut séparer le naturel de l’humain puisque la déviation des rapports entre l’un et l’autre est à l’origine de la maladie des civilisations… » Les racines du Monde, 1991
[9] La « mécanique » qui reste le paradigme fondamental des sciences modernes voir la « mécanique des fluides » ou la « mécanique quantique ».
[10] Faire se dit en grec « poïen », d’où l’art poïétique, à l’origine de notre poésie moderne, qui n’est autre que la manière dont la nature s’exprime dans nos œuvres humaines.
[11] Voir notamment chez Goethe et plus généralement au XVIIIe siècle.
[12] Qui elle-même nous vient toujours de la nature ; « Le plus innaturel aussi est nature, qui ne la voit partout ne la voit nulle part » disait Goethe, voir également L’homme et la technique d’Oswald Spengler (1931), lequel traite des formes premières et animales de la technique.
[13] Ibid 6
[14] Ibid 5
[15] Ce vers fameux d’Hölderlin a été longuement commenté par Heidegger.
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