De l'architecture à l'urbanisme (comme art d’habiter le monde)

 

« Nous ne connaissons aucun monde qu'en rapport avec l'homme ; nous ne voulons d'autre art que celui qui exprime ce rapport. »                 

Goethe

 

 

L’architecture est un art (au sens de la technè grecque), c’est l’art de nous établir dans un certain rapport au monde. 

 

En tant qu’art de construire, il se distingue de la nature dans ses œuvres et son environnement. Mais en tant qu’art d’habiter le monde, l’architecture est cette médiété[1] qui a vocation à mettre l’homme en rapport harmonique avec le monde. 

 

Mais qu’est devenu le monde aujourd’hui ? Et que sera-t-il demain ? 

Notre monde est aujourd’hui devenu celui du « vivre ensemble », des multitudes humaines et de l’urbanité —vieux mot antérieur de deux millénaires à l’urbanisme techno-scientifique du siècle dernier.

 

Ainsi les préoccupations de l’architecte doivent-elles aujourd’hui nécessairement s’éloigner du Parthénon, de la villa Rotonda, de la Maison sur la cascade, ou de la Villa Savoye[2]

 

Il ne s’agit plus de servir le rapport au monde de l’homme biblique ou du sujet cartésien « maître et possesseur de la nature », lequel s’établit dans un rapport de sujet-objet, de maître et possesseur du monde naturel, tel que furent conçus toutes les forteresses et les palais, jusqu’à nos maisons de lotissement périphériques au centre de leurs petit jardins perdus dans la marée urbaine, dont chacun se veut seul maître et possesseur. Car chacun doit faire face à d’autres semblables, maître et possesseur, qui le cernent à perte de vue, dans leurs petits jardins, d’une “nature“ enclose, domestiquée, parquée comme les animaux “sauvages“, et réduite à quelques plantations décoratives. Comme si la terre et la nature n’étaient appropriables par tous qu’à la condition de les diviser à l’infini, équitablement si possible...  

 

Que devient alors cet « art d’habiter le monde » dont nous voulons parler ici ? Car au lieu d’habiter le monde, le comprenant par la vue de l’esprit, au travers de nos ouvertures jusqu’aux horizons du paysage, telles les villas de Palladio ou Versailles, nous habitons l’espace confiné de nos murs, et de nos clôtures —fermés au monde extérieur— ; notre appropriation est limitée par celle de nos voisins, qui fait obstacle à notre propension naturelle à comprendre le monde par le regard, à nous l’approprier ensemble, par quoi seulement nous partageons un même monde. Car si chacun se fait un monde en retrait du monde, par ses murs, son imaginaire, ses fictions, et ses projections virtuelles, seule la terre est notre monde commun, par laquelle l’humanité a conscience de son indéfectible solidarité, et de sa communauté de destin.

 

Mais à l’heure d’une civilisation devenue majoritairement urbaine, nos portes et nos fenêtres ne sont plus ces ouvertures sur les lointains de la terre, sur ce monde que nous pouvons comprendre du regard, elles ouvrent désormais sur d’innombrables petits mondes tous semblables, où chacun s’est établi comme maîtres et possesseurs en son domaine, qui s’étend entre la clôture et les murs de sa maison, opposant à notre propriété leurs propriétés exclusives. Au monde commun s’est ainsi substitué un kaléidoscope en miroirs innombrables où se répondent sans s’accorder la répétition du même à l’infini. Et ces images s’ignorent d’autant qu’elles sont semblables, et n’ont plus rien à échanger, ni à partager ; en bref elles n’ont plus besoin des autres. Tous semblables vivant comme étant seuls sans se parler.

 

Ainsi notre terre commune, notre monde habité, qui est un par nature, ne résulte plus d’une multiplication de « cellules » bio-logiques, en incessant échange, qui font corps, mais d’une division « euclidienne » où les normales et les parallèles ne se rencontrent plus, engendrant à l’infini ces modernes « cellules » orthonormées, répétition à l’identique d’une même idée rigoureusement déterminée, “cellules“ que l’on dit carcérales, que nos lotissements, horizontaux et verticaux, développent à l’infini.  

 

Les conséquences de ce changement profond de conception du monde et des principes de sa production, de sa morphogenèse, passant d’une multipolarité dont l’unité tient aux échanges des vivants, à un principe unique commandant ces « cellules » vides de toute vie, comme ce pur espace qui n’est qu’une idée[3] ; distinction fondamentale entre les créations de la nature et les créations de notre esprit.

 

Ce changement d’échelle dans l’habitat sans changement de « logiciel », a engendré ces lotissements sans âme, expression du dérèglement métabolique de nos villes, et ses conséquences comparables à celles du mode de développement industriel qui a porté avec lui un déséquilibre écologique et une dégradation générale de nos modes de vie.

 

Depuis l’application du paradigme industriel à la cité des hommes, nous ne concevons le vivre ensemble que sous le signe de la division géométrique cellulaire, une division désorientée, inorganique et proliférante, tel ce « cancer de la ville » dont parlait Le Corbusier au sortir de la guerre. Nous avons perdu le sens et la mesure d’un destin commun qui liait autrefois ces formes urbaines où l’on pouvait lire un mouvement qui dépasse et subjugue la libre multiplicité pour former un tout vivant, organique, une ville qui a sa nature[4et sa vie propre. C’est ainsi que l’on a pu dire que « depuis que l’on parle d’urbanisme, on ne sait plus faire la ville. » (Pouillon) 

 

Les « cités modernes » ont été de ce point de vue un parfait oxymore et l’image saisissante de l’échec de notre conception moderne du vivre ensemble. 

 

C’est que, ne pouvant plus diviser horizontalement la terre, au lieu de concentration gravide de l’habitat, nous avons commencé de diviser l’espace verticalement. La voiture et l’ascenseur furent les deux vecteurs de l’expansion urbaine respectivement horizontale et verticale.

Ce faisant nous n’avons cessé, par rationalisme distributif et fonctionnalisme gestionnaire, de séparer les familles selon leur statut, puis de les isoler le mieux possible les unes des autres… On pourrait démontrer méthodiquement que toute ordonnance ou décret, tout acte administratif, toute planification, toute « politique de la ville » n’ont jamais engendré que de nouvelles ségrégations. Mais cela est vrai également pour tout mode de production et de commercialisation de masse. En sommes, tout ce qui vient d’en haut se révèle incapable de susciter la mixité, le mélange et l’échange, ces conditions de la vie qui sont le cœur du phénomène urbain. La verticalité technocratique de nos modes de production et de gestion ignore les principes de la vie « biologique », la nécessité des échanges et les conditions nécessaires à la naissance des « propriétés émergentes » qui caractérisent le vivant. De telle sorte que la planification à toutes les échelles, a engendré par son principe de classement et de discrimination toutes les formes de ségrégation possibles là où la ville se développe par l’échange et le mariage des différences.  

 

Bien avant l’échec de nos politiques d’immigration nous avons échoué dans nos politiques de la ville à résoudre le problème de la ségrégation sociale, de l’enclavement, de la relégation des plus pauvres dans ces cités hlm d’après-guerre. Si bien que lorsque l’immigration est arrivée de façon massive dans ces quartiers étrangers à la ville, ceux-ci n’ont cessé de s’enfoncer dans la pauvreté, et la ségrégation s’y est institutionnalisée par le jeu pervers des « géographies prioritaires », de la carte scolaire, et des missions locales qui ont stigmatisé ces quartiers et leurs habitants. Dès les années 90 cette ségrégation est devenue sécuritaire, avec une identification de ces pauvres exclus de l’intégration républicaine à la couleur de leur peau. Dès lors cette ségrégation ne fut plus tant raciale, que proprement sociale, et enfin communautaire au sens culturel voire religieux du terme. 

La rupture devient alors identitaire, et l’idéal républicain de l’assimilation n’est plus de mise. Il y a rejet, entraînant un repli identitaire, un « séparatisme ».

 

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La question de l’architecture comme art d’habiter le monde, est donc devenue une question urbaine. Notre art aujourd’hui n’a plus vocation à nous retrancher du monde, à nous protéger de la nature imprévisible, à la mettre à distance pour mieux la comprendre par la fenêtre, —relation contemplative, ou dualité cartésienne qui de la nature ennemie, a fait de nous l’ennemi de la nature ? 

Nous avons cru dès lors pouvoir la comprendre, or, comme nous le découvrons, près de quatre siècles après Pascal, c’est la nature qui nous comprend.

 

Et non seulement nous sommes la nature, mais les hommes innombrables qui peuplent le monde sont de cette même “nature”, dont l’harmonie et la violence tour à tour nous subjuguent.

Si l’architecture aujourd’hui consiste toujours à se retrancher du monde imprévisible, celui-ci ne peut plus être pensé du seul point de vue du sujet idéal de Descartes, comme res extensa, dans la seule perspective universelle du cogito, comme s’il suffisait pour être au monde, que s’identifie à lui. Or il n’y a plus, et il n’y a jamais eu de singularité idéale de « l’Homme universel », comme il s’est formé depuis la Grèce antique, jusqu’à la modernité, en passant par la Renaissance et le siècle des grands hommes de Schiller et de Goethe.

 

Habiter le monde, c’est aujourd’hui habiter ensemble le seul monde que les hommes ont en partage. Mais c’est pour chaque homme habiter ce monde à sa façon, selon son art, irréductible à aucun autre ; l’art d’habiter le monde est donc multiple, innombrable, et Un tout à la fois puisque le monde, tel l’océan, est un et multiple à la fois.

 

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[1] La Médiété, est un terme intermédiaire qui met deux termes extrêmes en rapport de telle sorte à les mettre dans une harmonie régulée : ici l’homme et le monde par l’intermédiaire de l’architecture.

[2] La Villa Rotonda (1571) d’Andréa Paladio ; de la Maison sur la cascade (1939) de Franck Lloyd Wright, ou de la Villa Savoye (1931) de Le Corbusier

[3] Selon Kant « L’espace sans matière n’est pas l’objet d’une perception (…), il n’est dont qu’une simple idée. »

[4] Cf. La Nature de la ville, Poïésis 2018

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