Habiter autrement : Faire la ville ensemble

Mise en perspective

 

 

Depuis les origines de l’humanité, il s’est agi toujours d’habiter avec les autres ; au sein de grandes maisons communes, ou de cercles de maisons abritant des familles —maisons, familles, deux mots restés longtemps synonymes. Ainsi a-t-on pu dire que la cité était née de l’association des hommes. (Platon, Cerda)

 

Puis la révolution industrielle a posé le problème, celui du logement des ouvriers en nombre, et elle l’a résolu à sa manière. Les « cités ouvrières » ont préfiguré les « cités modernes », industrielles, rationnelles, fonctionnelles, conçues pour « loger le plus possible de monde dans le moins d’espace possible, en les isolant le mieux possible les uns des autres » (définition de l’urbanisme moderne inscrite sur un mur de la cité d’Empalot). 

Cet Idéal de la « cité moderne » au XXe siècle, additions verticales de centaines de « cellules » sans autre relation entre elles que « fonctionnelles », « cités HLM », dites « cages à lapins », « carcérales », « criminogènes », hante aujourd’hui encore 80% des français…

 

Nous sommes loin des familles qui se réunissaient en cercle pour partager des espaces communs, de la cour africaine au patus ou à la place médiévale, mais des produits standards stockés, exposés sur un marché immobilier (Sim city) : « On vous loge pas on vous stocke » (trouve-t-on écrit dès les années 70 sur les murs du Mirail).

Nos vieilles demeures familiales ont laissé place à des « cellules » empilées comme des containers vides à perte de vue sur les docks d’une civilisation déracinée où tout n’est plus qu’infrastructures et flux tendus, réseaux par lesquels transitent des travailleurs, consommateurs, locataires, tandis que ceux qui ne peuvent suivre sont relégués dans ces « cités » périphériques où ils « ne sont (plus) rien ». 

 

Le paradigme industriel appliqué à la question de l’habitat a substitué ces infrastructures à l’espace commun du vivre ensemble, celui de la place et de la rue, de la cour et des jardins intérieurs, des « lieux communs », ouverts aux échanges et à la vie.

 

Les vices des modes industriels de production et de gestion du « logement » dit “social“ se sont révélés en 15 ans avec les « grands ensembles » et les ZUP (1958/1973) où l’on a désappris à “vivre ensemble“, dans ces « tours » et ces « barres » où l’on ne veut ni vivre, ni mourir — et où se trouvent relégués ceux qui n’ont pas le choix. « Je ne veux pas mourir ici » trouve-t-on écrit sur les murs.

Les autres ont fui ces cités pour une maison au milieu de son lot de terre, qui ont formé ces lotissements à perte de vue, sans espace partagé autre que les voies automobiles. Avec la démocratisation de l’automobile et l’étalement urbain, la ségrégation et la relégation en périphéries a pris un autre visage, plus horizontal, tout aussi artificiel, un désert sans urbanité.

             

Habiter avec les autres, qui fut au fondement de toute culture et civilisation, est redevenu une obligation. Et de cette contrainte devenue cruciale, la pensée doit faire un art de vivre ; il nous faut donc réinventer ce que la modernité a détruit, l’art d’habiter le monde, l’art d’habiter avec les autres

 

Car revenant de l’idéal moderne, « occidental », individualiste et libéral, qui a vu dans l’autre, dans les autres un obstacle à sa liberté, une nuisance dont il faut s’isoler, nous sommes en train de redécouvrir les richesses et avantages qui naissent du partage et de l’échange avec les autres, l’attractivité des cœurs de ville, des lieux de rencontre, l’intensité des joies partagées, des échanges et des solidarités associatives, entre autres semblables et différents, nous redécouvrons que nous sommes ces animaux sociaux (zoon politiké) dont parlait un grand philosophe antique. 

 

Si bien qu’il nous revient aujourd’hui, citoyens, habitants, élus, constructeurs, architectes, urbanistes, de nous poser la question de nos modes d’habiter, du mode de partage de notre habitat urbain, de notre façon de faire la ville. De la façon d’articuler ce que nous gagnons à partager et de ce que nous gagnons à préserver dans l’espace de notre intimité. Il nous revient de poser à nouveau la question des limites entre les espaces privés et l’espace public, entre la maison et le monde, l’architecture et la ville ? Comment réunir une diversité de foyers autour d’un espace commun, comment retrouver ce vide séminal, le marché, l’agora, la place, autour duquel se sont formées les cités anciennes, les villes et les villages, et jusqu’au fondement même de toute res publica, et de toute possible démocratie. N’est-ce pas ce cercle initial autour d’un vide indéterminé qui a su réaliser cette union du divers que l’on appelle harmonie, et qui fut partout à la racine des formes urbaines ? 

 

Mais cet espace ouvert au cœur d’une multiplicité d’habitations est d’abord social avant d’être un fait politique, commun avant d’être public. C’est pourquoi c’est au plus près de nous, au quotidien, dans notre relation aux autres, c’est-à-dire à l’échelle de l’habitat et de la ville, qu’il nous faut refonder ce « vivre ensemble » un et multiple à la fois. Il nous faut alors réinventer notre façon de vivre avec les autres ; non pas en supprimant les murs entre nous pour en reconstruire d’autres autour de nous : « solidaires, mais entre nous », comme disent les militants autonomistes ou séparatistes, mais en accompagnant par l’art de construire, par les murs et leurs ouvertures, la possibilité tout à la fois de vivre chez soi et de rejoindre librement les autres…. Il s’agit autrement dit de rompre l’opposition trop exclusive entre l’espace public et l’espace privé, entre la rue et l’habitat résidentiel en ménageant ces espaces communs, espaces intermédiaires qui ne sont ni publics, ni privés.

 

Ces espaces qu’ils nous faut réinventer sont ceux de tous les possibles qui ne peuvent avoir lieu ni dans « l’espace public » insécure et policé de nos métropoles, ni dans le huis clos de l’espace privatif protégé de tout imprévu. C’est celui des «propriétés émergents»? soit de la vie, des joies et des découvertes quotidiennes, des échanges avec les autres — que dans la rue nous évitons —, richesses des échanges et joies communicatives de nos enfants libres de jouer ensemble, services mutuels, dons et contre-dons qui fondent ces liens de solidarité que l’on trouve encore dans nos campagnes et les pays moins « modernisés », échanges non comptables où nous avons tout à gagner, solidarités au quotidien et plus exceptionnelles, bref tout redevient possible qui avait disparu avec l’urbanisme moderne et la suppression des espaces intermédiaires où se nouait autrefois la vie sociale. 

 

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