La Ville entre nature et technique

 

« Depuis que l’on parle d’urbanisme, on ne sait plus faire la ville. »

                                                                                                                      Fernand Pouillon

 

 

La ville est un fait d’art, un fait d’art collectif qui, considéré comme un tout, a tous les traits d’un phénomène naturel[1]

Mais la ville est par nature également tissée de faits techniques, fonciers (divisions), juridiques, infra structurels, et architecturaux. 

Ainsi la production d’une ville répond-t-elle à notre définition de l’art qui consiste à « continuer la nature par les moyens de la technique ». 

 

Ne rejoignons-nous pas dans nos développements techniques, le plus souvent à notre insu, la nature dans ses œuvres ? En effet « Le plus in-naturel aussi est nature, qui ne la voit partout ne la voit nulle part » (Goethe). Toute œuvre technique est en même temps l’expression des passions et du génie humain, qui sont l’expression de la nature en nous [2]. Exemple, les Cathédrales, New-York, et le développement de nos villes vues du ciel.

 

Or cela ne peut suffire pour oublier les distinctions fondamentales entre le mode de production de la nature et celui de la technique [3], ni à dépasser ce sentiment proprement contemporain de nous éloigner de la nature au point d’en faire « la maladie de notre civilisation »[4]

 

On peut affirmer que lorsque la pensée technique outrepasse son domaine, et, forte des secrets qu’elle tire de la nature, croit pouvoir en devenir la maîtresse, cette pensée technique devient hégémonique et tente d’imposer au monde ses principes, et ce jusqu’à nier l’altérité de la nature à l’égard de ces mêmes principes[5].

 

Cela est d’autant plus pernicieux que nous avons ainsi peu à peu perdu de vue que la nature était autre, et bien plus que celle que nous avons réduite à notre paradigme techno-scientifique, rationaliste et spatial, quand la nature est essentiellement mouvement et libre création. 

 

En effet, d'une part la science selon son acception moderne (depuis Kant) se fonde sur la concordance d’une théorie —pure construction de l’esprit— et d’une expérience. Et si ces théories sont souvent contradictoires, les expériences peuvent l’être également.[6]

 

D’autre part, la science comme le langage même (le verbe) est mue par notre aspiration existentielle à la maîtrise de notre environnement et de l’imprévisible nature, soit à notre capacité d’agir sur le monde. Celle-ci est donc nécessairement, par ses origines, comme par sa consécration par l’expérience, opérative. Elle dépend ainsi à double titre de la technique et non la technique seulement comme déclinaison ou application de la science comme on le croit souvent aujourd’hui. 

 

Ainsi la ville est-elle un fait de nature, qui relève de cette « nature » particulière qui se manifeste sous la forme du génie humain —ce “génie“ étant, selon Kant, la libre expression de la nature en nous[7]

 

Mais ces œuvres humaines n’appartiennent pleinement à la nature qu’à la condition d’être commandées par le génie des hommes.

 

Or ce génie qui est proprement l’esprit de création s’exprime dans nos œuvres aussi longtemps que l’instinct nous guide[8].  Il s’exprime d’autant plus « naturellement » dans les œuvres les plus populaires dont le consensus intersubjectif est la condition. Ainsi des mythes, des proverbes et des chansons populaires, ou des poètes qui s’expriment dans la langue qui est l’œuvre d’un peuple tout entier, sans que l’on puisse distinguer ce qui lui appartiendrait en propre et ce qui appartient au peuple dont il est né. C’est un tour très moderne que de séparer voire d’opposer les « grands esprits » du peuple dont il est issu.

 

À l’époque moderne et contemporaine, nos modes de conception et de production notamment assujettis aux oligarchies et aux technocraties politiques ou financières, tendent à interdire de fait toute réelle participation populaire, des communautés civiles, à l’œuvre commune d’une ville. Ils tendent ainsi à disqualifier tout consensus local horizontal et intersubjectif, le plus souvent non verbalisé —à l’exception de la seule expression formelle dans le système électoral dit démocratique légitimée par les institutions mais aujourd’hui de plus en plus remis en cause. 

 

Ainsi ne trouve-t-on pratiquement plus dans les formes de notre habitat et nos aménagements urbains ces formes d’expressions populaires qui firent l’admirable poésie et l’âme de nos centres anciens. Les traces du génie des hommes ne se reconnaissent plus que rarement à l’échelle de la vie locale, l’expression genius loci ne s’applique plus de fait qu’aux œuvres antérieures à la révolution industrielle, comme si elle devait rester bornée aux lieux forgés par les siècles, œuvre de l’altérité des hommes dans la matière et le temps des villes. 

 

Seuls les phénomènes urbains les plus libres et multiples engendrent à grande échelle ce que l’on peut encore qualifier d’œuvre du génie humain ; Manhattan ou Shanghai expriment encore aujourd’hui la nature du phénomène urbain comme phénomène de vie, de nature, de physis[9] . Dans tous les cas c’est là l’œuvre commune d‘hommes nombreux et du temps diachronique, œuvrant dans un site chargé de présences, de mémoires matérielles et immatérielles et de vies nombreuses qui offrent la “matière“ de ces résistances qui font la forme belle [10].

 

Au contraire là où tout est planifié avec un souci de contrôle maximal et de planification presque totale, on constate que l’hégémonie technique inhibe voire interdit toute expression du génie humain, et produit ces lieux sans âme, désespérant comme le sont tant de périphéries urbaines aujourd’hui à travers le monde. 

 

En conclusion, là où la technique se substitue au génie des hommes, à la nature humaine, là où toute participation d’un esprit intersubjectif, « populaire » au sens le plus élevé du terme, se trouve réduit au silence, la production d’une ville rompt avec la nature et n’engendre plus que ces espaces sans âme, où nul ne rêve plus d’habiter, voir même ou nul ne voudrait mourir[11]

Ces lieux où l’on veut vivre, ne se trouvent plus aujourd’hui que dans les centres anciens de nos villes ou dans les campagnes les plus éloignées et les moins affectées par les infrastructures et aménagements de l’ère industrielle. Entre les deux c’est un désordre sans âme, et ce désordre n’est pas naturel. Et, si l’on aspire à vivre dans l’environnement de ces arts qui imitent la nature avec les moyens de la technique, ces interminables périphéries d’aujourd’hui ne relèvent plus d’aucun art, mais d’un désert technique dans lequel n’entre plus aucune âme, aucune vie, aucune nature. 

 

 



[1] Ce qui est conforme à la conception Aristotélicienne : « (…) toute cité est un fait de nature, s’il est vrai que les premières communautés le sont elles-mêmes. »

[2] Selon la conception Kantienne du génie à laquelle nous souscrivons pleinement cf. § 46 à 49, Critique de la Faculté de Juger.

[3] Voir notamment Aristote et Valéry, voire aussi L’œuvre et le temps III ; Nature, art et technique – Poïésis 2005.

[4] « On ne peut séparer le naturel de l’humain puisque la déviation des rapports entre l’un et l’autre est à l’origine de la maladie des civilisations… » (Leroi-Gourhan, 1974, Le Monde)

[5] Ces principes peuvent être définis comme suit : séparation et subordination de l’objet au sujet ; des moyens aux fins ; de l’exécution à la conception ; du temps à l’espace ; concepts qui restent indistincts dans la nature.

[6] Voir par exemple sur la nature de la lumière, entre Newton et Goethe, entre la conception balistique et vibratoire, entre les fentes d’Young et les effets d’interférences ondulatoires, et les débats interminables en physique quantique de Niels Bohr et Einstein, puis des équations alternatives d’Heisenberg et de Schrödinger.

[7] Ibid 2

[8] Instinct ou intuition chez Bergson, revendiqué par tant de chercheurs, de créateurs, par Le Corbusier comme Fernand Pouillon et tant d’autres.

[9] « La Nature de la ville » Esquisse d’une philosophie du phénomène urbain, Poïésis 2018

[10] « …comprendre que c’est le contenu où la matière, par sa résistance même, qui fait la forme belle. » Alain, propos sur l’esthétique, Paris P.U.F, 1959, p.86-89.

[11] Référence à cet appel écrit dans les années 70 sur les murs du Mirail : « Je ne veux pas mourir ici ! »

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